Les representations de l'esclavage dans les gravures des relations voyage pittoresque et historique au Bresil de Jean-Baptiste Debret et Deux Annees au Bresil de Francois-Auguste Biard.
Araujo, Ana Lucia
Resume. Cet article analyse et compare quelques gravures de Voyage pittoresque et historique au Bresil (1834) de Jean-Baptiste Debret (1768-1848) et Deux Annees au Bresil (1862) de Francois-Auguste Biard (1799-1882) representant l'esclavage dans ville de Rio de Janeiro au XIXe siecle. Les differentes representations des esclaves afro-bresiliens dans la ville de Rio de Janeiro sont mises en relation avec les passages du texte auxquels elles font reference. Cet examen nous permettra de demontrer que les gravures produites par les deux artistes sont non seulement etroitement liees a leur relation avec le pouvoir monarchique de l'epoque mais egalement en rapport avec le format de deux ouvrages et aussi revelatrice de la vision francaise du Bresil au XIXe siecle.
Abstract. This paper analyzes and compares some engravings, representing slavery in Rio de Janeiro during the nineteenth century, found in Voyage pittoresque et historique au Bresil (1834) by Jean-Baptiste Debret (1768-1848) and Deux Annees au Bresil (1862) by Francois-Auguste Biard (1799-1882). The different representations of Afro-Brazilian slaves in the city of Rio de Janeiro are compared to excerpts of the texts related to the images. This analysis allows us to demonstrate that the engravings produced by both artists are not only in connection with their relationship with monarchic power during this period but they are also related to the format of the books revealing a certain French vision of Brazil in the nineteenth century.
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Fermee a l'etranger jusqu'a la fin du XVIIIe siecle, la ville de Rio de Janeiro commence a attirer l'attention des voyageurs a partir du debut du XIXe siecle, lorsque la cour portugaise, menacee d'etre envahie par l'armee de Napoleon Bonaparte, quitte le Portugal.
Notre article analyse et compare les representations de l'esclavage a Rio de Janeiro dans quelques gravures des relations Voyage pittoresque et historique au Bresil (1834) de Jean-Baptiste Debret (1768-1848) et Deux Annees au Bresil (1862) de Francois-Auguste Biard (1799-1882). (1) Notre choix est justifie par le fait que ces deux relations de voyage sont les seules publiees par des artistes francais en France au XIXe siecle. (2)
La relation de voyage de Jean-Baptiste Debret, tres etudiee comme source documentaire, a interesse jusqu'a present principalement les historiens, les ethnologues et les anthropologues (Naves 1996, 44), principalement en ce qui concerne les representations des Amerindiens et des esclaves du Bresil au XIXe siecle. Parmi les etudes les plus recentes, nous citons celles de Marie-Monique Bernard, de Jeanine Potelet, de Mario Carelli et de Rodrigo Naves. Toutefois, la relation de voyage de Francois-Auguste Biard n'a pas fait encore l'objet d'une etude minutieuse. Cette disparite peut etre attribuee en partie au fait que les lithogravures de l'ouvrage de Debret sont marquees par leur caractere descriptif et, pour cette raison, sont considerees comme fideles a la realite bresilienne de l'epoque. En contrepartie, nous pouvons supposer que les gravures de la relation de voyage de Biard, caracterisees par leur approche narrative, ont ete associees au genre humoristique (3) et donc negligees, car certaines d'entre elles se rapprochent de la caricature.
Au cours de l'analyse des gravures choisies nous chercherons a identifier la predominance du recit, de la description et du commentaire. Pour Louis Marin, le recit et la description sont les deux grandes modalites du discours : "D'un cote donc, avec la description, nous avons un regard hors point de vue, synoptique qui embrasse et comprend un ordre stable des lieux [...] D'un autre cote, avec le recit, nous avons le regard d'un voyageur, d'un deplacement, en proces d'espaces et d'itineraires, une occupation successive de points de vue que des parcours orientes lient les uns aux autres" (Marin 1994, 209).
Nous examinerons egalement les principaux elements formels des gravures, en identifiant la hierarchie selon laquelle ils sont organises dans la composition. Les gravures seront confrontees aux passages du texte auxquelles elles font reference pour comprendre leur role par rapport au texte qu'elles accompagnent. Cette etude comparative nous permettra de demontrer que la maniere dont les deux artistes representent l'esclavage est non seulement etroitement liee a leur relation avec le pouvoir monarchique de l'epoque mais egalement en rapport avec le format des deux ouvrages et aussi revelatrice de la vision francaise du Bresil au XIXe siecle.
Rio de Janeiro : Le contexte historique et artistique au debut du XIXe siecle
Les guerres napoleoniennes, menees en Europe depuis la fin du XVIIIe siecle, contribuent indirectement a transformer le Bresil pendant la premiere decennie du siecle suivant. Par suite du blocus continental decrete par Napoleon en 1806, pour empecher le commerce des nations europeennes avec la Grande-Bretagne, le Portugal reste tiraille entre la France et l'Angleterre : "Par l'alliance anglaise etait assuree la conservation des domaines d'outre-mer, grace a la suprematie maritime des Britanniques, mais la metropole etait alors en danger; a l'inverse, l'alliance francaise e-t epargne au Portugal le danger d'invasion, mais elle signifiait la perte des colonies" (Bennassar et Marin 2000, 182).
Le choix du Portugal de maintenir son autorite dans les colonies d'outre-mer est une mesure de survie, car le Bresil est responsable de la production d'une grande partie des matieres premieres. En pleine revolution industrielle, le transfert de la cour portugaise au Bresil favorise le commerce avec l'Angleterre. Effectivement, les Britanniques obtiendront du Portugal, non seulement l'ouverture des ports bresiliens, mais aussi des conditions de commerce privilegiees avec la colonie portugaise.
Partie le 29 novembre 1807 et escortee de bateaux anglais, la cour debarque au port de Salvador a Bahia en janvier 1808, puis s'installe a Rio de Janeiro quelques mois plus tard. Cet afflux migratoire considerable provoque evidemment une augmentation subite de la population. (4) L'appareil d'Etat portugais se reproduit au Bresil avec l'instauration des institutions comme le Tresor royal, le Tribunal superieur de justice (Desembargo do Paco), la Cour d'appel (Casa de Suplicacao) et l'Intendance generale de police (Bennassar et Marin 2000, 186).
D. Joao VI fonde egalement la Banque du Bresil et de nombreuses institutions a caractere scientifique et culturel : l'imprimerie royale, le theatre royal, le jardin botanique et le musee royal. Apres l'arrivee de la cour, le pacte colonial est rompu avec le decret de l'ouverture des ports aux "nations amies", condition imposee par l'Angleterre en echange de son soutien au Portugal devant la menace d'invasion francaise. L'ouverture commerciale a l'etranger encourage davantage les commercants, les voyageurs, les scientifiques, les naturalistes et les artistes europeens a se rendre au Bresil. Armelle Enders a remarque a quel point la diversite des voyageurs--au premier chef, les artistes et les hommes de science--a cree un interet sans precedent pour l'ethnographie, la faune et la flore du pays : Le botaniste francais Auguste de Saint-Hilaire parcourt Rio de Janeiro et les provinces voisines entre 1816 et 1822. La princesse autrichienne Leopoldina, qui epouse en 1817 Dom Pedro, heritier de la Couronne portugaise, arrive au Bresil avec plusieurs artistes et scientifiques. Partent ainsi a la decouverte des mours, de la flore et de la faune bresiliennes, le peintre Thomas Ender et les naturalistes bavarois Karl Friedrich Von Martius et Johann Baptist Von Spix. Le medecin allemand Langsdorff, consul general de Russie a Rio de Janeiro, fait de sa propriete fluminense, la Fazenda Mandioca, un lieu ou se croisent et sejournent le peintre Rugendas, Saint-Hilaire, Spix et Martius, et les savants de passage. (Enders 2000, 106)
En 1815, le Bresil acquerra le statut de royaume, et la ville de Rio de Janeiro deviendra la capitale du Royaume-Uni de Portugal, Brasil et Algarve. Apres la debacle de Napoleon et la mort de la reine Dona Maria en 1816, le prince regent sera proclame roi D. Joao VI du nouveau royaume du Portugal, Bresil et Algarve. (5)
Bien que les artistes, voyageurs, naturalistes et commercants installes a Rio de Janeiro apres l'arrivee de la cour soient de toutes les nationalites, la presence francaise est tres prononcee et cela repercute sur les mours et les coutumes de la population de la ville. Objet de description des relations de voyage du XIXe siecle, la rue d'Ouvidor est le symbole de la francisation des coutumes et de la mode a Rio, comme le remarque Armelle Enders : "Rua do Ouvidor, l'aristocratie carioca peut s'habiller a la francaise, manger a la francaise, mais aussi lire et penser en francais" (Enders 2000, 207).
Avec la revolution constitutionnelle de 1820 qui a lieu au Portugal, le roi D. Joao VI quitte le Bresil et y laisse son fils D. Pedro comme prince regent. En 1822, la ville de Rio de Janeiro devient la capitale d'Empire d'un Etat-nation independant et le prince D. Pedro devient l'Empereur D. Pedro Ier (Barman 1988, 66-67). En 1831, ce dernier abdique le trone bresilien et part pour le Portugal afin de recuperer le trone portugais pour sa fille Dona Maria da Gloria. Il laisse au Bresil ses enfants, dont le prince D. Pedro, age de cinq ans, qui est acclame Empereur du Bresil en 1831, en devenant D. Pedro II.
Jean-Baptiste Debret (1768-1848) et Francois-Auguste Biard (1799-1882)
Debret et Biard n'appartiennent pas a la meme generation d'artistes et ils se rendent au Bresil dans des periodes distinctes. Toutefois, leurs carrieres conservent plusieurs elements en commun, car tous les deux ont ete des peintres officiels associes aux monarchies francaise, portugaise et bresilienne au cours du XIXe siecle.
Ne a Paris en 1768, fils de Jacques Debret, greffier au Parlement de Paris, Jean-Baptiste Debret est parent de l'artiste Francois Boucher et cousin de Jacques-Louis David (Bernard 1995, 167; Taunay 1983, 217). Apres avoir etudie au College Louis le Grand et avoir suivi des cours avec David, il accompagne le celebre artiste dans un voyage en Italie pour l'aider a executer son tableau Le Serment des Horaces (Carelli 1993, 62-63).
Inscrit a l'Academie des beaux-arts de Paris a partir de 1785, il obtient le deuxieme prix lors du concours Prix de Rome pour son ouvre Regulus partant pour Carthage. A l'epoque de la Revolution, il abandonne la peinture pour suivre le cours de genie civil a l'Ecole de Ponts et Chaussees. Entre a l'Ecole polytechnique, il y est nomme plus tard professeur de dessin a la place de Francois Gerard. Debret reprend ses activites artistiques lors du Salon de 1798, ou il recoit un nouveau prix. Il collabore avec les architectes Percier et Fontaine a la decoration d'edifices et de residences. Sous l'Empire, il recoit plusieurs commandes officielles et participe regulierement aux Salons oU il presente des tableaux d'histoire dont Napoleon Bonaparte est le personnage principal.
Biard est ne a Lyon, dans une famille presumee modeste. Il etudie pendant une tres courte periode a l'Academie des beaux-arts de Lyon. Engage par la marine francaise comme professeur de dessin, a bord de la corvette La Bayadere, il visite Chypre, Malte, la Syrie et l'Egypte en 1827 et 1828. Les annees suivantes, il voyage en Europe et, en 1835, il s'installe a Paris, ou il participe regulierement aux Salons. Biard ne tarde pas a connaOtre le succes et la popularite : il recoit la medaille de premiere classe au Salon de 1836 et une medaille de deuxieme classe au Salon de 1848. Proclame roi des Francais en 1830, Louis-Philippe d'Orleans commande a l'artiste de nombreux tableaux qui exaltent l'histoire de la France et les voyages que le roi avait entrepris dans sa jeunesse et decorent les galeries historiques du chateau de Versailles. En 1838, Biard recoit la croix de la Legion d'honneur et en 1839 il participe a une expedition scientifique en Arctique accompagne de sa jeune compagne, Leonie d'Aunet. A bord de la corvette La Recherche, ils visitent le Spitzberg, le Groenland, la Norvege, la Hollande, Hambourg, le Danemark, la Finlande, la Prusse et la Saxe, d'ou le peintre rapporte plusieurs etudes qui seront utilisees pour la realisation de ses tableaux. Au retour de son voyage en 1840, Biard se marie avec la jeune Leonie d'Aunet, qui devient celebre suite au voyage pour etre la premiere femme a avoir ete au Spitzberg. (6)
Les changements politiques consecutifs qui ont lieu en France dans la premiere moitie du XIXe siecle, ainsi que des evenements dans la vie personnelle de Debret et celle de Biard repercutent sur leurs carrieres. Entre 1814 et 1815 Debret est eprouve par l'effet de la fin de l'Empire et du deces de son fils. Invite par Grandjean de Montigny a participer a une mission artistique en Russie sollicitee par le tsar Alexandre Ier, il accepte plutot l'invitation de Joachim Lebreton pour aller au Bresil.
Debret se rend au Bresil en 1816 dans le cadre de la mission artistique francaise, initiative de la monarchie portugaise installee a Rio de Janeiro dans le but de developper la vie culturelle et artistique de la capitale du nouveau royaume. (7) Seule monarchie en Amerique a cette periode, le Bresil devient un lieu attirant pour les membres de la mission, composee en grande partie d'anciens artistes officiels de la periode.
Des son arrivee, Debret enseigne la peinture d'histoire a l'Academie. (8) Il peint des tableaux historiques et de nombreux portraits des membres de la cour portugaise. En 1829, l'artiste est responsable de l'organisation de la premiere exposition d'art du Bresil, a laquelle participent des etudiants de l'Academie. Il retourne en France en 1831, lors de la reforme des statuts de l'Academie et des evenements qui provoquent l'abdication de D. Pedro Ier.
Biard arrive au Bresil au mois de mai de 1858 et y reste jusqu'en decembre de 1859. Bien qu'il soit difficile de preciser les motivations qui conduisent l'artiste a realiser ce voyage, car a l'epoque il est deja age de 58 ans, nous pouvons supposer qu'il ait eu a faire face a des difficultes a cause de la fin de la Monarchie de Juillet en 1848 et de son mariage avec Leonie d'Aunet en 1845. Le seul document oU les motifs de son voyage sont mentionnes est son propre livre Deux Annees au Bresil, ou il raconte qu'il devait quitter le logement qu'il habitait place Vendome, a Paris, depuis plusieurs annees (Biard 1862, 6-7). Malgre cette justification, nous avons raison de penser que le Bresil habitait son imagination depuis longtemps et que ce voyage ait ete bien prepare. De meme que Debret, Biard est un peintre officiel. En 1842 sous la Monarchie de Juillet, il a peint deux tableaux sur les voyages en Orient du prince de Joinville, Francois-Ferdinand d'Orleans (1818-1890), le fils du roi Louis-Philippe (1773-1850). Or, les relations entre les monarchies bresilienne et francaise sont bien connues. En 1838, le prince de Joinville voyage au Bresil. Il s'y rend de nouveau en 1843 pour epouser la princesse bresilienne Francisca Carolina de Braganca. Dans le cercle de relations de Biard se trouve egalement le celebre sculpteur francais d'origine suisse James Pradier (1790-1852), dont le frere, Charles-Simon Pradier, est alle au Bresil avec la mission artistique francaise (Siler 1984, 113). Ainsi, nous pouvons supposer que Biard a ete en contact avec des anciens membres de la mission.
Biard voyage au Bresil de facon independante, meme s'il apporte de France de nombreuses lettres d'introduction adressees aux membres de la cour bresilienne. Pendant son sejour au Bresil, il reste d'abord six mois a Rio de Janeiro. Sous la protection de l'empereur D. Pedro II, petit-fils de D. Joao VI, le peintre installe son atelier dans le Palais imperial (Paco Imperial). Il sejourne ensuite six mois dans la province d'Espirito Santo et voyage quelques mois a travers le fleuve Amazones. Biard finance lui-meme son voyage au Bresil, mais il compte y vivre grace a la realisation de portraits des membres de la cour et de la vente d'esquisses et de gravures qu'il apporte de France. Le soutien financier des residents francais, comme le consul Theodore Taunay, lui permet de demeurer au Bresil et d'organiser son voyage en Amazonie. Invite par D. Pedro II a occuper le poste de professeur de peinture historique a l'Academia de Belas Artes de Rio Janeiro, il decline l'invitation en alleguant qu'il devrait retourner en France. (9) En realite, apres la longue excursion en Amazonie, Biard a atteint son objectif principal qui etait celui de peindre les tribus amerindiennes bresiliennes.
De 1834 a 1839, Debret publie a Paris, chez l'editeur Firmin Didot Freres, les trois volumes de Voyage pittoresque et historique au Bresil. Les lithogravures, realisees d'apres ses aquarelles par son excollegue de la mission artistique francaise Charles Pradier, sont imprimees par Thierry Freres (Boghici 1990, 48). Dans la presentation de son livre, l'artiste rappelle que l'Empire du Bresil doit a l'Institut de France son Academie des beaux-Arts a Rio de Janeiro.
Le premier volume du Voyage pittoresque compte trente-six planches sur les Amerindiens; le deuxieme quarante-neuf sur les Portugais et les Noirs; le troisieme cinquante-quatre sur l'histoire du Bresil. A cela s'ajoute une serie supplementaire sur les forets et la vegetation du Bresil. Comme le fait observer Marie-Monique Bernard, l'ouvrage de Debret a pour objectif de presenter un inventaire de la culture et de l'histoire du Bresil, a partir d'un point de vue scientifique : Lorsque les freres Firmin Didot, imprimeurs, lancent le prospectus publicitaire, ils presentent Debret dans la lignee des Langsdorff, Auguste Saint-Hilaire, Wieden et Neuwied, qui chacun dans leur specialite, ont offert a l'Europe une solide documentation scientifique. Ils insistent surtout sur l'exotisme : faune, vegetation exuberante et, bien entendu, les sauvages. Ils attirent egalement l'attention sur le fait que Debret est un temoin historique de premier plan puisqu'il a vu la colonie portugaise devenir un royaume lorsque Dom Joao VI y trouve refuge, puis empire lorsque le prince heritier Dom Pedro se separe du Portugal et proclame l'Empire. (Bernard 1995, 168)
Dans le premier volume de Voyage pittoresque et historique au Bresil, portant sur les Amerindiens, se manifeste clairement l'idee de collection a caractere ethnographique que Debret veut donner a sa relation de voyage. En examinant le texte et les lithogravures, force est de constater une volonte de classer et d'ordonner la nature, les habitants, les objets et les villes du Bresil.
La premiere version de la relation de voyage de Biard est publiee a Paris en 1861 dans la revue Le Tour du monde (10) sous le titre " Voyage au Bresil " (Biard 1861). En 1862, la version complete est publiee sous le titre Deux Annees au Bresil par l'editeur Hachette. L'ouvrage compte 680 pages et 180 vignettes qui ont ete dessinees par Edouard Riou et gravees sur bois debout par differents graveurs,11 sous la supervision de Biard. Plusieurs gravures du livre ont pour sujet des scenes mettant en evidence des esclaves d'origine africaine a Rio de Janeiro, les differentes tribus amerindiennes de la province d'Espirito Santo et de l'Amazonie et les divers aspects de la foret tropicale. Differemment de l'ouvrage de Debret, les gravures du livre Deux Annees au Bresil sont marquees par une approche humoristique prononcee et dans certaines illustrations Biard lui-meme est represente comme personnage.
Les representations de l'esclavage a Rio de Janeiro : Debret et Biard
Dans le cadre de cette etude, nous avons choisi d'analyser deux gravures sur bois debout du livre Deux Annees au Bresil et deux lithogravures de Voyage pittoresque et historique au Bresil. Le nombre de planches lithographiees de l'ouvrage de Debret au sujet de l'esclavage etant superieur au nombre de gravures de l'ouvrage de Biard, nous avons limite notre choix aux illustrations representant la relation entre les Blancs d'origine portugaise et les esclaves Afro-bresiliens dans la ville de Rio de Janeiro. Ce decoupage nous a conduit a exclure les differents portraits individuels, les planches a caractere ethnographique representant uniquement des sequences des tetes, ainsi que les gravures representant le travail esclave dans les plantations. Par la suite, nous avons etabli des correspondances entre les gravures choisies et nous avons cible celles qui nous jugeons etre les plus representatives de la problematique que nous voulons aborder. (12)
Jeanine Potelet affirme que dans les relations de voyage sur le Bresil du XIXe siecle, "le Bresil apparaOt comme le continent noir de l'Amerique. Les Noirs sont le moteur d'une societe qui repose entierement sur leur travail, et a laquelle ils communiquent en outre une grande part de son originalite propre. L'exotisme bresilien est d'abord senti comme exotisme africain" (Potelet 1991, 166).
Edouard Manet, avant de devenir peintre, se rend au Bresil en 1848 a bord du navire Havre-et-Guadeloupe et sejourne a Rio de Janeiro quelques mois. (13) Dans ses lettres a sa mere, le jeune homme decrit la ville de Rio en mettant l'accent sur la presence des esclaves afro-bresiliens : On ne rencontre dans la rue que des negres et des negresses; les Bresiliens sortent peu et les Bresiliennes encore moins [...]. Dans ce pays tous les negres sont esclaves; tous ces malheureux ont l'air abruti; le pouvoir qu'ont sur eux les blancs est extraordinaire; j'ai vu un marche d'esclaves, c'est un spectacle assez revoltant pour nous; les negres ont pour costume un pantalon, quelque-fois une vareuse en toile, mais il ne leur est pas permis comme esclaves de porter des souliers. Les negresses sont pour la plupart nues jusqu'a la ceinture, quelques-unes ont un foulard attache au cou et tombant sur la poitrine, elles sont generalement laides, cependant j'en ai vu d'assez jolies; elles se mettent avec beaucoup de recherche. Les unes font des turbans, les autres arrangent tres artistement leurs cheveux crepus et elles portent presque toutes de jupons ornes de monstrueux volant. (Manet 1996, 23-24)
Cette presence africaine dans les villes bresiliennes est souvent un motif d'etonnement et de deception pour certains voyageurs, tels Biard, en quete d'exotisme amerindien. Des son arrivee, il exprime clairement sa volonte d'aller dans la foret tropicale peindre des Amerindiens : "Bien des fois j'avais demande aux Francais residant depuis longtemps au Bresil ou il faudrait aller pour trouver des Indiens, et je n'avais recu aucune reponse satisfaisante. D'apres la plupart de ces messieurs, les Indiens n'existaient presque pas, c'etait une race perdue; cependant, il me semblait qu'il devait en rester un peu quelque part. J'en voulais a tout prix; des negres, j'en avais vu en Afrique" (Biard 1862, 113-114).
Dans la premiere partie du livre Deux Annees au Bresil, correspondant a la periode passee a Rio de Janeiro, les commentaires negatifs a l'egard des esclaves afro-bresiliens principalement en relation avec leur manque d'hygiene, reviennent sans cesse. Dans certaines illustrations, la representation des esclaves, constamment ridiculises, contraste avec la presence de Biard comme personnage. Plusieurs gravures, dont Negresses a Rio de Janeiro, Retour d'une vente d'esclaves a Rio de Janeiro, et Demenagement d'un piano a Rio de Janeiro satirisent le travail esclave et les Afro-bresiliens, qui sont representes d'une maniere caricaturale au moyen d'un dessin de lignes tres simples. La gravure Negresses a Rio de Janeiro est une representation caricaturale et humoristique des coutumes des esclaves, mais le passage du texte auquel elle se rapporte met plutot l'accent sur la comparaison : "Un jour, je vis trois femmes causer en gesticulant beaucoup, portant sur la tete, l'une un parapluie ferme, la deuxieme une orange, la troisieme une petite bouteille; c'est a cet usage sans doute de porter tout sur la tete que les negresses doivent d'etre generalement bien faites, de porter le buste en avant, et d'avoir dans la marche une dignite que leur envieraient beaucoup de femmes des classes blanches les plus riches" (Biard 1862, 90-93).
Quelques passages de Deux Annees au Bresil manifestent l'etonnement de Biard devant certaines habitudes quotidiennes de la societe esclavagiste de Rio de Janeiro : "[...] il y avait bien un petit embarras qui deja s'etait presente plusieurs fois a Rio. Dans les pays a esclaves il est d'usage de ne rien porter; j'avais deja vu des individus plus ou moins bien vetus se faire preceder par un negre, portant tels petits paquets qu'on aurait pu mettre dans sa poche" (Biard 1862, 64). Toutefois il ne critique jamais l'esclavage et nous pouvons egalement identifier dans son texte une certaine "neutralite" lorsqu'il s'agit de prendre une position par rapport aux actions du gouvernement, qui selon lui "ne se trompe jamais [...]" (Biard 1862, 82).
Avant d'aller au Bresil, Biard avait peint quelques tableaux (14) ayant pour sujet l'esclavage ou il mettait en relief non seulement les horreurs de la traite et des chatiments, mais egalement le role joue par la France dans la fin du commerce des esclaves. Mais peut-on le considerer comme un artiste abolitionniste ? Surement pas, car cette inclination abolitionniste n'est pas du tout visible dans le texte et dans les gravures de Deux Annees au Bresil. Dans le seul passage ou il semble condamner le travail esclave, nous observons un melange de pitie et de sarcasme : "Quelques jours apres, le 7 septembre, toute la ville de Rio de Janeiro etait sur pied; c'etait le jour de l'anniversaire de l'independance du Bresil; il y avait de plus, ce jour-la, pour celebrer ce grand evenement, une eclipse de soleil. Des centaines de negres criaient de toute la force de leurs poumons : Viva l'independentia (sic) do Brasil! Ainsi, les pauvres negres, sans comprendre ce qu'ils disaient, proclamaient l'independance d'un peuple dont ils sont esclaves" (Biard 1862, 97).
Le sujet de la gravure Une vente d'esclaves, a Rio-de-Janeiro (figure 1) est clairement identifie par son titre. La description, le recit et le commentaire y sont etroitement associes. La composante descriptive s'impose dans la profusion des objets (armoires, instruments musicaux, tables, matelas) representes de maniere detaillee, tout comme les vetements des maitres et des esclaves : d'un cote, les personnages portent des redingotes et des hauts-de-forme et de l'autre, ils sont vetus d'une chemise et d'un pantalon et ont les pieds nus. Dans la gravure, le protagoniste de l'action est le commissaire-priseur monte sur une chaise. Mais un conflit se deroule derriere la scene principale, oU le maitre d'esclaves discute avec une esclave accompagnee de son enfant. Meme si Biard ne critique pas l'esclavage directement dans le texte, le commentaire humoristique se manifeste dans cette gravure a travers l'approche caricaturale des personnages (maitres et esclaves) representes au moyen de lignes tres simples et marques par les traits physiques et les attitudes exageres. Contrairement aux artistes Debret et Rugendas, dans la premiere moitie du XIXe siecle, Biard ne fait aucune reference dans les illustrations aux chatiments des esclaves et il ne semble guere s'emouvoir de leur sort :
[FIGURE 1 OMITTED] J'ai assiste une fois a une vente d'esclaves dans une boutique, et dans une maison particuliere, a la suite d'un deces. Je ne vis pas beaucoup de difference, sinon que dans la boutique le marchand etait monte sur une caisse a fromage; dans l'autre vente, un commissaire-priseur debout sur une chaise, un petit marteau a la main; au milieu de gueridons, de fauteuils, de lampes etaient assis cinq negres et negresses; je m'attendais a les voir fort tristes : il n'en etait rien pourtant. Ces negres furent vendus, l'un dans l'autre, six mille francs. Un seul acheteur fit l'emplete [sic] de deux femmes, d'une table et d'un cheval. (Biard 1862, 97)
Biard semble voir de bon oil les relations entre les maitres et les esclaves. En effet, le peintre juge que les conditions de vie de ces derniers sont meilleures que celles des immigrants : Pendant mon sejour a Rio, on vendit sept negres appartenant a un maitre humain et genereux; ces pauvres diables, habitues a etre traites avec douceur, ne pouvaient s'accoutumer a la pensee d'etre esclaves d'un autre maitre; ils se revolterent, se barricaderent; mais, apres avoir oppose a une soixantaine de gendarmes une defense desesperee, apres avoir ete blesses pour la plupart, ils furent conduits a la prison nommee Correction. C'est la que les maitres mecontents de leurs esclaves les font enfermer et quelquefois punir de la peine du fouet. De reste les cruautes sont devenues tres-rares au Bresil; cela tient peut-etre a une cause interessee; depuis que la traite est abolie, le negre, qui autrefois co-tait mille ou douze cents francs, co-te six a sept mille francs. En somme, la vie du negre, au Bresil est bien preferable a celle de la plupart des malheureux colons auxquels on tient rarement parole. (Biard 1862, 97)
Dans les gravures de Deux Annees au Bresil representant des scenes de la vie urbaine a Rio de Janeiro, ou les esclaves sont les personnages principaux, le contexte est totalement efface. Les scenes semblent se derouler dans une ville en ruines, ou l'architecture n'est figuree qu'au moyen de quelques lignes. Ainsi, certaines illustrations se rapprochent d'une representation stereotypee de la ville et de ses habitants, principalement les Afro-bresiliens.
La facon dont Biard represente la ville et ses habitants differe de celle d'autres artistes, comme Debret, dont les images de la vie urbaine associent une image idealisee des esclaves a la valorisation de l'architecture de la ville, qui prend des dimensions monumentales par l'utilisation de la perspective. Cette vision idealisee de Debret se manifeste bien dans la lithogravure intitulee Marchand de fleurs, a la porte d'une eglise (figure 2). Elle represente un Afro-bresilien qui vend des fleurs a une dame blanche, suivie par une file d'esclaves noires, devant la porte d'une eglise. Le corps du marchand noir, realise selon les conceptions neoclassiques, est bien proportionne, et sa position est artificielle comme celle d'une statue. Malgre ses pieds nus, le personnage ressemble plutot a un dandy avec ses vetements raffines. Les esclaves sont habillees et coiffees a la mode francaise de l'epoque. Malgre l'aspect construit de la gravure, dans le texte qui accompagne la planche, Debret informe le lecteur qu'il a represente une scene "reelle".
[FIGURE 2 OMITTED]
La description et le recit sont associes dans cette image. Debret represente en detail les vetements et les coiffures des personnages ainsi que les lieux ou la scene se deroule, mais sa pretention a l'objectivite peut etre mise en cause par le fait qu'il ajoute aux personnages esclaves des elements vestimentaires europeens. En meme temps, l'image represente une action qui met en relief non seulement le travail servile, mais egalement les rapports interethniques et hommes/femmes dans la societe esclavagiste bresilienne du XIXe siecle symbolises par le geste de l'Afro-bresilien offrant une fleur a la dame blanche. Par ailleurs, sa vision idealisee de l'esclavage n'empeche pas Debret de denoncer dans certaines gravures les chatiments subis par les esclaves au Bresil, meme si cette denonciation est nuancee dans le texte par l'expression d'une conception teleologique de l'histoire et par la construction d'une taxonomie raciale ou le Blanc occupe une place superieure a celle de l'Afro-bresilien et de l'Amerindien. De la meme facon, le Mulato est superieur a l'Afro-bresilien et inferieur au Blanc : "[...] indigene, semi-africain [...] il a plus d'energie que le Negre, et la partie d'intelligence qu'il a heritee de la race blanche lui sert a orienter plus rationnellement ses avantages physiques et moraux et le place au-dessus du Negre. Il est naturellement presomptueux et libidineux, et aussi irascible et rancunier, oppresse, a cause de la couleur, par la race blanche, qui a du mepris pour lui, et par la race noire, qui deteste sa superiorite [...]" (Debret 1972, 1 : 48).
Si dans Deux Annees au Bresil la presence des esclaves dans la ville fait continuellement l'objet de plaisanterie et de commentaires depreciatifs, Biard mentionne egalement l'importance de la culture francaise a Rio de Janeiro. Lors de son arrivee a Rio, Biard decrit la rue d'Ouvidor comme une "rue francaise d'un bout a l'autre; MM. les negociants la nomment modestement rue Vivienne. Toute la ville est dans cette rue. C'est la ou on se promene, ou les dames vont montrer leur toilette" (Biard 1862, 44-47).
Dans Dames bresiliennes a Rio de Janeiro (figure 3), Biard se moque des coutumes des riches Bresiliennes. La scene, probablement inspiree de la lithogravure Un employe du gouvernement sortant de chez lui avec sa famille (figure 4) de Debret, montre une dame blanche se promenant dans la rue, suivie par une file d'esclaves. Pour Biard, comme pour Debret et Rugendas, les Bresiliens sont uniquement les Blancs d'origine portugaise. Dans le commentaire de la gravure, l'auteur exalte la mode francaise de la rue d'Ouvidor, mais en meme temps critique la facon de s'habiller des Bresiliennes et leur habitude d'etre toujours accompagnees par des esclaves :
[FIGURES 3-4 OMITTED] Quant a me promener dans la magnifique rue d'Ouvidor, je m'en gardais bien davantage; cependant c'est la reunion de tout ce qu'il y a de plus elegant; c'est la qu'etalant leurs toilettes aux lumieres des boutiques, viennent les belles Bresiliennes, suivies, selon l'usage, d'une ou deux mulatresses, deux ou trois negresses, quelques negrillons et negrillonnes, le tout marchant gravement, mari en tete. Dans ces toilettes, presque toujours de couleurs voyantes, j'aurais pu reconnaOtre l'esprit d'economie et d'ordre que nos Francaises n'ont pas toujours. (Biard 1862, 83-84)
A la lecture du passage ci-dessus, nous pouvons identifier le souci de Biard d'enumerer les differents degres de metissage de la societe bresilienne en commencant par le Blanc, en passant par le Multre, jusqu'a l'Afro-bresilien. En meme temps, nous reconnaissons dans cet extrait du texte une pointe d'ironie, car la Bresilienne blanche d'origine portugaise representee dans la gravure est loin d'etre belle et elegante : elle est tres obese et sa robe tres volumineuse.
La gravure de Debret intitulee Un employe du gouvernement sortant de chez lui avec sa famille (figure 4), qui a probablement inspire Biard, est en effet une des seules ou l'artiste se fait satirique. Selon Debret, comme les rues de Rio de Janeiro n'etaient habitees que par des Afro-bresiliens, y voir des femmes blanches etait un evenement plutot rare a l'epoque. L'artiste decrit ces Bresiliennes blanches comme des femmes sans go-t, qui s'habillent de maniere bizarre et portent des vetements colores a la mode anglo-portugaise. Le premier dessin qu'il en fait, nous dit-il, ressemble presque a une caricature. Plus tard, il decidera de modifier le dessin, car les " Bresiliennes " ont change : elles sont devenues recemment des " amatrices de la mode francaise " (Debret 1972, 127). Dans le texte qui explique la gravure, Debret affirme sa volonte de realiser un portrait du Bresil de l'epoque selon une vision francaise. Mais la gravure, qui illustre la hierarchie de la societe bresilienne du XIXe siecle, conserve l'element satirique que l'artiste veut nier dans son texte. Le commentaire de Debret explique que la file representee est commandee par l'homme, le pere de la famille, suivi des enfants, du cadet a l'aine, puis de l'epouse enceinte. Viennent ensuite l'esclave de chambre, une Mulata, puis la nourrice noire, l'esclave du seigneur et un jeune esclave. Au dernier rang, un nouveau esclave qui vient d'etre achete est "l'esclave de tous les autres et dont l'intelligence naturelle, plus ou moins vive, se developpera a coups de fouet" (Debret 1972, 129).
En plus de satiriser la societe bresilienne de l'epoque, les deux gravures analysees de Debret et de Biard illustrent de facon simple la complexite de l'esclavage et de l'insertion de l'Afro-bresilien dans la hierarchie de la famille bresilienne.
Conclusion
La difference d'approche entre les gravures sur l'esclavage de Deux Annees au Bresil et Voyage pittoresque et historique au Bresil tient a differents facteurs. Le premier touche le role de Debret comme artiste officiel au sein de la monarchie, ce qui peut expliquer l'articulation du recit et de la description dans les gravures de Voyage pittoresque et historique au Bresil, (15) au sujet de l'esclavage. En plus d'occuper un poste de professeur a l'Academie des beaux-arts, il est charge de dessiner et de peindre les evenements historiques et les differents aspects de la vie de la cour au Bresil. Le second touche l'ouvrage lui-meme. Debret pretend donner au public francais une version objective de l'histoire du Bresil a partir de son point de vue de temoin des evenements. Le grand format de l'edition sous forme d'album comprenant des planches lithographiees, favorise le projet de Debret de decrire exhaustivement les habitants, la culture et le paysage bresiliens ainsi que de raconter l'histoire du Bresil selon une perspective scientifique.
Les Deux Annees au Bresil de Biard s'apparente davantage au sous-genre de la relation de voyage, ou l'aspect romanesque, voire aventurier, tient une place centrale. De ce fait, dans les representations de la ville de Rio de Janeiro, l'action des personnages est plus importante que la description des elements architecturaux. En outre, Biard est peintre officiel sous Louis-Philippe et, malgre ses bonnes relations avec l'empereur D. Pedro II, il voyage au Bresil par ses propres moyens et il refuse le poste de professeur au sein l'Academie pour conserver son independance. La fascination de Biard par la foret tropicale se manifeste dans l'ensemble des gravures du livre, ou les Amerindiens et la nature occupent une place privilegiee par comparaison aux representations de la ville et des esclaves afro-bresiliens.
Les representations de Rio de Janeiro par Debret ont une pretention avouee d'objectivite. L'artiste a represente en detail les vues les plus variees de la ville, a partir de differents points de vue, ainsi que la plupart des batiments officiels. Pour illustrer des scenes de la vie urbaine, il integre les personnages a l'architecture. Les batiments sont dessines minutieusement, et leur emplacement peut etre identifie de facon precise. Ainsi, la description detaillee de l'architecture devient une sorte de preuve de la veracite de ses representations. En revanche, son role d'artiste officiel aupres de la monarchie portugaise le conduit a embellir l'esclavage et meme si dans quelques gravures il la denonce, les critiques qu'il fait de la societe bresilienne sont tres mesurees. Sans doute son affiliation au courant neoclassique, qui opere comme un filtre lorsqu'il etudie la realite bresilienne, l'amene-t-il tout naturellement a ne pas mecontenter le pouvoir en place en donnant une representation de l'esclave clairement idealisee dans les gravures.
Dans les illustrations sur l'esclavage de Deux Annees au Bresil la predominance du recit est caracterisee par la representation d'une action. Le traitement formel simplifie de ces gravures met en evidence une representation caricaturale et stereotypee, semblable a celle de la bande dessinee. Cette approche humoristique introduit, neanmoins, une forme de commentaire, plus audacieuse dans les gravures que dans le texte, ou il est presque absent.
L'etude des gravures des relations de voyage de Debret et Biard nous offre, d'une part, de nombreuses possibilites d'analyse de la vision que les Francais ont du Bresil et nous montre, d'autre part, son rapport avec les diverses representations des esclaves d'origine africaine qui habitent la ville de Rio de Janeiro au XIXe siecle. Dans cette perspective, une etude comparative des images realisees par d'autres artistes (francais, anglais, allemands) pourrait s'averer tres fructueuse pour comprendre la formation des stereotypes culturels bresiliens par les Europeens.
Notes
(1.) Nous tenons a remercier le professeur Roderick Barman pour la lecture critique de la premiere version de cet article.
(2.) Autres relations de voyage comme celle de l'artiste francais Hercule Florence (1804-1879) et de l'allemand Johann Moritiz Rugendas (1802-1848) pourraient faire egalement l'objet d'une etude. Le journal de Florence a ete traduit en portugais et publie au Bresil dans la Revista do Instituto Historico e Geografico do Brasil en 1875. Une version partielle de ce dernier a ete editee par Mario Carelli et publiee en France en 1992. La relation de Rugendas intitulee Voyage pittoresque dans le Bresil a ete publiee a Paris en 1835 en francais et en allemand.
(3.) Biard est un artiste prolifique (peintures de genre, d'histoire paysages, portraits). La critique de son epoque a toujours reproche l'aspect humoristique de son oeuvre. Le livre Deux Annees au Bresil a ete particulierement mal recu au Bresil au XIXe siecle.
(4.) "[...] entre 1799 et 1821 la population du centre de la ville de Rio de Janeiro passe de 43 000 a 79 000 habitants" (Enders 2000, 102).
(5.) D. Joao VI est le prince regent du Portugal depuis 1792 parce que la reine Dona Maria I, sa mere, est atteinte de demence. En 1815, il promulgue la Carta Lei qui donne au Bresil le statut de royaume et cree le Royaume-Uni du Portugal, Bresil et Algarve, dont il devient le roi une annee apres, a la suite du deces de Dona Maria I.
(6.) Pourtant, cette periode glorieuse est bientot ternie par un scandale. En 1845, Biard surprend sa femme en flagrant delit d'adultere avec Victor Hugo, le non moins illustre ecrivain et politicien de l'epoque. Le scandale de 1845, qui a eu une importante repercussion dans les journaux de l'epoque, suivi de la Revolution de 1848, provoquant la chute de Louis-Philippe, marque une nouvelle phase dans sa carriere. A cette epoque, Biard approche la cinquantaine et connaOt probablement des difficultes financieres, meme s'il continue a participer chaque annee aux Salons parisiens. Le voyage au Bresil a lieu dix annees plus tard, au moment ou il arrive a la soixantaine et ou la periode de succes appartient deja au passe.
(7.) La mission est commandee en France, par l'intermediaire d'Antonio de Araujo de Azevedo (1754-1817), le Comte de la Barca. L'influence d'Alexander von Humboldt residant a Paris a l'epoque aurait aussi joue en faveur du choix des artistes francais. Le savant prussien aurait convaincu Joachim Lebreton, destitue recemment du poste de secretaire perpetuel de l'Institut de France, de former la mission artistique au Bresil. La mission est composee entre autres par Joachim Lebreton (secretaire perpetuel de la classe de beaux-arts de l'Institut royal de France), Nicolas-Antoine Launay (peintre d'histoire), Auguste-Marie Taunay (sculpteur), Auguste-Henri Victor Grandjean de Montigny (architecte) et Charles-Simon Pradier (graveur). Le choix d'une mission francaise, apres les conflits entre la France et le Portugal, est du a la reputation internationale de l'art francais a l'epoque. Voir Campofiorito (1983, 20-21).
(8.) L'Ecole royale des sciences, des arts et offices (Escola Real de Ciencias, Artes e Oficios) est creee le 12 ao-t 1816. Le 12 octobre 1820, elle recoit la denomination "Academie imperiale de dessin, peinture et architecture civile" (Academia Imperial de desenho, pintura e arquitetura civil). Le 23 novembre 1820, elle devient l'Academie des beaux-arts (Academia de Belas Artes).
(9.) Biard est invite a occuper le poste laisse par Joaquim Lopes de Barros Cabral et la duree du contrat propose est de deux ans, cf. SDE 042--Ministerio do Imperio. Registros de Oficios da Academia de Belas Artes (1847-1861)--AM 208, COD. 9878, 29 juillet 1859, 121V-122.
(10.) Cette revue, parue en 1860, rassemble des textes de voyageurs destines a un large public amateur de voyages.
(11.) D'apres les signatures, les gravures ont ete realisees par les graveurs suivants : Jules Fagnion (1813-1866), Felix-Jean Gauchard (1825-1872), Jean-Francois Auguste Trichon (1814-1898), John Quartley, Francois Pierdon (1821-1904), Louis-Philippe Sargent, Leon Chapon (1836-1918), Charles Maurand (1824-1904), Louis-Henri Breviere (1797-1869), Gaston Monvoisin (1821-1906), Adolphe Gusmand (1821-1905), Laly (signature de Pierre-Joseph Marie et Charles Eugene), Alfred Etherington, Philippe-Ernest Boetzel (1830-1920), Alexandre Hurel (1827-?), Jean-Baptiste Charles Carbonneau (1815-1871), Alphonse Joseph-Ferdinand Minne, Noel-Eugene Sotain (1816-1874), Eloy-Laurent Hotelin, Frederic-Etienne Huyot (1807-1885), Edouard-Jean Constant Cazat (*-1839), Francois Rouget (1811-1887), Paul-Pierre-Louis Dumont, S.C. (monogramme) et B (monogramme). Les monogrammes H.H. et H.H.S. qui se trouvent egalement apposes sur quelques gravures, indiquent probablement les differentes societes formees par le graveur Hotelin a partir de 1862 : HOTELIN & HUREL et HOTELIN, HUREL & SARGENT respectivement. Voir Blachon (2001).
(12.) Les lithogravures du deuxieme volume du livre de Debret intitulees L'Execution de la punition du fouet, Les Negres au tronc et Feitor corrigeant des negres meriteraient faire l'objet d'une autre etude.
(13.) Manet quitte le Havre le 9 decembre 1848 et revient en France le 13 juin 1849.
(14.) Le premier tableau de Biard sur l'esclavage, intitule Traite d'esclaves dans la cote ouest de l'Afrique, a ete expose au Salon de 1835. Le deuxieme tableau, Capture d'un batiment negrier par un navire francais, a ete expose au Salon de 1846. Le tableau Proclamation de la liberte des Noirs aux colonies (1848) a ete expose au Salon de 1849 et se trouve actuellement au Musee national du chateau de Versailles. Enfin, le tableau Emmenagement d'esclaves a bord d'un negrier sur la cote d'Afrique a ete expose au Salon de 1861. Sur les tableaux de Biard exposes aux Salons, voir Alvim (2001).
(15.) Paradoxalement, Voyage pittoresque n'est pas bien accueilli au Bresil a cause de la place importante des esclaves noirs dans les gravures.
Ouvrages et travaux cites
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--. 1993. Cultures croisees : Histoire des echanges culturels entre la France et le Bresil de la decouverte aux temps modernes. Paris : Nathan.
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ANA LUCIA ARAUJO
Universite Laval