Licia Valladares: La favela d'un siecle a l'autre.
Araujo, Ana Lucia
Licia Valladares La favela d'un siecle a l'autre Paris : Editions de la Maison des sciences de l'homme, 2006, 229 pp.
L'ouvrage de Licia Valladares offre un panorama de l'histoire de la favela et de son inscription en tant qu'objet d'etude dans les sciences sociales. Forme d'une introduction et de trois chapitres, le livre suit une approche chronologique et evolutive. A la fin du livre, Valladares introduit une chronologie oU elle associe des evenements politiques ayant eu lieu a l'echelle nationale aux productions culturelles diverses en relation avec les favelas de Rio de Janeiro. Dans l'ensemble de son ouvrage, elle reproduit quelques photographies anciennes et plus recentes ainsi que des graphiques (dont malheureusement la qualite laisse a desirer).
Dans son introduction, l'auteure cherche d'abord a definir le mot favela. Elle fait un retour sur son parcours et ses recherches sur le sujet, en rappelant les principales influences qui l'ont marque. Cette recherche initiale developpee dans les annees 60 fut a la base de la these de troisieme cycle que Valladares a soutenu en 1974 a l'Universite de Toulouse-Mirail en France. Pendant les annees 90, lorsqu'une grande vague de recherches sur les favelas commencait a prendre place, l'auteure s'interrogea alors sur les representations de la favela comme lieu de violence et d'inegalite. Ce fut ainsi que Valladares est revenue sur le terrain en 1997, en faisant un sejour a la favela de la Rocinha a Rio de Janeiro.
Dans le premier chapitre intitule << La genese de la campagne a la ville : du rejet a la reforme >>, Valladares fait un retour sur l'histoire des favelas de Rio de Janeiro. Elle montre que si aujourd'hui les favelas sont percues comme un phenomene urbain, au depart elles etaient vues surtout comme la presence du monde rural dans la ville. Son hypothese principale est que les representations de la favela qui predominerent au cours de la seconde moitie du XXe siecle, y compris celles avancees par les sciences sociales, furent tributaires des representations du debut du siecle, meme si les favelas avaient subi des transformations importantes depuis cette periode. Pour developper son analyse, Valladares s'est basee essentiellement sur les discours tenus par des acteurs externes aux favelas, c'est-a-dire des journalistes, des intellectuels, des medecins, des ingenieurs, et des urbanistes. L'auteure rappelle que dans le cadre des representations des favelas au XXe siecle, la vision du village de Canudos developpee par Euclides da Cunha dans son roman Os Sertoes constitua un modele fondateur, car de retour de la guerre de Canudos, les anciens combattants s'installerent au Morro da Providencia devenu par la suite Morro da Favella. Le developpement des favelas comprend alors differentes periodes. La favela commenca d'abord par etre un probleme social et d'amenagement urbain. Ensuite elle se transforma en question administrative exigeant des politiques publiques concretes. En 1948, la necessite de produire des statistiques officielles se materialisa dans un recensement visant les favelas de Rio de Janeiro, alors District Federal, et dans un recensement general ayant eu lieu deux ans plus tard.
Dans le second chapitre << La transition vers les sciences sociales : valorisation de la favela et decouverte du travail de terrain >>, l'auteure explique comment, dans la periode entre le debut des annees 50 et la fin des annees 60, les sciences sociales s'interesserent aux favelas en inaugurant la recherche sur le terrain. On valorise alors la favela en tant que communaute sociale tout en ayant comme assise les donnees statistiques produites a partir de la fin des annees 40. Pour la premiere fois, les chercheurs aborderent les favelas en tant que phenomene essentiellement urbain. Ces nouvelles approches firent partie du contexte d'apres la Seconde Guerre mondiale oU le developpement des villes bresiliennes s'accentua et oU l'exode rural entraina un grand flux migratoire vers les zones urbaines. Valladares montre que ce changement de perspective n'est pas etranger a la politique desenvolvimentista oU l'Etat occupe une place centrale dans l'organisation de l'economie et du territoire national. En meme temps, avec l'emergence de la guerre froide, ces nouvelles politiques s'inscrivaient dans un contexte international oU le developpement et l'aide internationale sont devenus des enjeux majeurs. Si dans cette nouvelle configuration, oU l'Eglise catholique joua un role primordial, les specialistes des sciences sociales, bresiliens et etrangers, prioriserent la recherche sur le terrain et demeurerent au service des interventions politiques dans les favelas, ils resterent aussi en marge des institutions universitaires bresiliennes.
Le troisieme chapitre << La favela des sciences sociales >> analyse les transformations dans l'etude des favelas ayant lieu au Bresil a partir des annees 70, moment oU les programmes de maitrise et de doctorat se developpent dans les universites bresiliennes. En faisant une rapide revue des etudes produites entre les annees 70 et 90, l'auteure montre que cette nouvelle phase n'est pas en rupture avec la periode precedente. On y voit emerger une large production de rapports et d'enquetes techniques et, parallelement a ces etudes, les organisations non-gouvernementales choisissent les favelas comme lieu privilegie d'intervention. Etudier la favela, tout en utilisant de nouvelles methodes (la recherche sur le terrain, les methodes qualitatives, et l'observation participante) est a la mode a l'universite. La favela fut utilisee alors par les etudiants de maitrise et de doctorat comme voie pour comprendre des phenomenes comme la pauvrete, les modes de vie, et les pratiques quotidiennes. Valladares identifie quelques consequences issues de cette nouvelle vague. La favela fut alors reconnue officiellement comme objet des sciences sociales et, a partir des theories sur la pauvrete urbaine, les chercheurs essaient de la conceptualiser. Par la contribution des universitaires, certains << dogmes >> qui voient le jour dans cette periode seront a la base de la facon de penser et d'agir sur les favelas de Rio de Janeiro.
Dans sa conclusion, Valladares rappelle que les dogmes issus en grande partie de la production universitaire sur les favelas sont aujourd'hui renforces par les medias qui montrent les favelas comme lieu de violence et d'instabilite. Valladares insiste sur l'heterogeneite des favelas sur differents plans : spatial, physique, et social. Elle y rend compte tres rapidement des impacts que l'arrivee de l'Internet, de la television a cable, ainsi que du tourisme ont eu dans les favelas. Ces transformations, encouragees par une multitude d'organisations locales, nationales, et internationales de differents types, mettent en valeur l'affirmation de la positivite des favelas en tant que mode de vie qui prone la solidarite collective. Cependant, ces representations positives n'emergent pas sans leur vision opposee : la favela comme lieu de violence et de crime, constamment associee a la drogue, est particulierement mise en valeur par les medias nationaux, notamment par la chaine de television Globo.
Malgre l'importance indeniable du travail magistral realise par Licia Valladares, qui se veut une synthese des nombreuses annees de recherche sur le terrain, son etude demeure limitee a la ville de Rio de Janeiro et ne rend pas compte du fait que les favelas sont depuis longtemps un phenomene generalise dans les grandes villes bresiliennes du nord au sud du pays. L'etude de Valladares ne cherche que dans sa conclusion a saisir les differentes formes de sociabilite qui emergent a l'interieur des favelas, en ne considerant que de facon superficielle les acteurs qui sont au coeur des favelas, pour privilegier ceux qui en interviennent ou qui l'etudient. Des problematiques essentielles a l'organisation des groupes a l'interieur des favelas, dont les femmes et les Afro-Bresiliens, sont totalement laissees de cote. Cependant, l'auteure reussit a realiser une synthese des etudes menees sur la favela tout en nous offrant un apercu de la constitution de la favela comme objet largement etudie dans les sciences sociales contemporaines. Si de nos jours les etudes sur la favela suivant differentes approches sont de plus en plus abondantes, l'ouvrage de Valladares constitue un bon point de depart pour le public francophone peu familiarise au sujet.
Ana Lucia Araujo, Universite Laval