Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles.
Beland, Daniel
PIERRE ROSANVALLON, Le Parlement des invisibles. Paris: Editions du
Seuil, 2014, 74 p.
Depuis plus de trois decennies, Pierre Rosanvallon se penche sur
les transformations historiques, politiques et sociologiques de la
democratie. Faisant suite a des ouvrages majeurs comme Le Peule
introuvable (Rosanvallon 1998) et La Societe des egaux (Rosanvallon
2011), ce bref essai constitue le manifeste d'une nouvelle
collection lancee recemment par les Editions du Seuil et animee par
Rosanvallon et Pauline Peretz, maitre de conferences en histoire a
l'Universite de Nantes. Intitulee Raconter la vie, cette collection
s'accompagne du site Internet interactif raconterlavie.fr, qui la
prolonge tout en offrant "un espace d'edition virtuelle dans
lequel tous les recits de vie pourront etre accueillis, faire
l'objet de rapprochements et dessiner un espace social de type
inedit" (p. 61). Quant a la collection elle-meme, elle devrait
proposer des ouvrages ecrits autant par des ecrivains et des
journalistes que par des universitaires. L'objectif de ces ouvrages
est d'offrir une image plus riche et nuancee de la societe
francaise contemporaine, qui, selon Rosanvallon, ferait face a une
profonde crise de la representation inseparable d'une opacite
grandissante des rapports sociaux.
Le point de depart de Rosanvallon est que "La democratie est
minee par le caractere inaudible de toutes les voix de faible ampleur,
par la negligence des exigences ordinaires, par le dedain des vies
jugees sans relief, par l'absence de reconnaissance des initiatives
laissees dans l'ombre" (p. 10). Dans le contexte d'une
crise de la representation de la societe qui se double d'une crise
de la representation politique, il existe une coupure grandissante entre
les elus et les citoyens qu'ils s'efforcent de representer.
Comme dans son livre Le Peuple introuvable, Rosanvallon explore ici le
double sens du terme representation, qui renvoie autant a la mise en
forme de la realite sociale qu'a la delegation du pouvoir
politique. Comme il le souligne, "Etre represente, ce n'est
pas en effet pas seulement voter et elire un 'representant',
c'est voir ses interets et ses problemes publiquement pris en
compte, ses realites vecues exposees" (p. 35). Dans ce contexte, la
crise de la representation contemporaine est autant une crise politique
qu'une crise sociologique inseparable de l'illisibilite
grandissante d'une "societe d'individus" hautement
fragmentee qui ne correspondrait plus a des categories traditionnelles
comme le concept de "classe sociale", par exemple.
Pour Rosanvallon, la transformation contemporaine du capitalisme
favorise une individualisation des taches et, en consequence, une
segmentation du marche du travail inseparable de nouvelles formes plus
complexes d'inegalite (d'ailleurs analysees en profondeur il y
a quelques annees dans son livre La societe des egaux). Cette realite
est un terrain fertile pour le deploiement d'un
"individualisme de singularite" marque "par le desir
d'acceder a une existence purement personnelle" (p. 21). Plus
profondement, cette nouvelle forme d'individualisme tiendrait du
fait que "les individus sont dorenavant autant determines par leur
histoire personnelle que par leur condition sociale. (...) Deux
personnes issues d'un meme milieu ou ayant eu la meme formation
auront ainsi des parcours qui pourront fortement diverger selon
qu'elles aient ou non fait l'experience de situations de
chomage ou d'un divorce" (p. 21). Ainsi, on peut parler de la
superposition incontournable de 1' "individu-histoire" et
de 1' "individucondition" dans la societe contemporaine
(p. 22). Selon Rosanvallon, la domination grandissante de
l'individualisme de singularite pose un defi direct a la
representation democratique. Autrefois, "Dans la democratie comme
regime politique lie au principe d'universalite d'origine, le
suffrage pour tous signifiait que chacun detenait une portion de la
souverainete egale a celle des autres. Etre egal voulait dire etre
semblable aux autres. Dans la democratie comme forme sociale de
l'individualisme de singularite s'ajoute l'aspiration a
etre important aux yeux d'autrui, a etre unique" (p. 22).
Pour rendre la societe plus lisible et ameliorer sa representation
sociologique puis politique, Rosanvallon propose de retrouver
l'esprit des enquetes sociales et des grands romans du dix-neuvieme
siecle tout en s'inspirant aussi du Federal Writers' Project
mis en place aux Etats-Unis durant le New Deal. La deuxieme partie du
livre est d'ailleurs consacree a une discussion de ces formes de
representation de la societe inseparables de l'avenement de
l'individualisme et de la democratie modernes. Rosanvallon
s'inspire explicitement de ces experiences pour justifier la
creation de la collection Raconter la vie et de son site Internet, qui
devraient s'efforcer comme ces formes anterieures de representation
de la societe de porter une attention particuliere aux parcours
individuels et a la necessite de rendre la societe plus visible tout en
donnant la parole aux citoyens ordinaires. Du point de vue de
l'auteur, cette mission est inseparable du versant politique de la
representation, qui risque de s'abimer dans le populisme et une
vision simpliste et monolithique du "peuple" associee a la
montee de l'extreme droite. Pour contrecarrer ce populisme selon
lui dangereux pour la democratie, il faudrait ameliorer la
representation de la societe par elle-meme via la creation de ce que
Rosanvallon qualifie de Parlement des invisibles, une expression qui
donne d'ailleurs son titre a cet essai.
Bien ecrit et provocateur, ce petit livre n'est pas un
exercice rigoureux de science sociale mais le manifeste pour une
collection d'ouvrages qui visent un grand public. Malgre cette
limitation evidente d'un point de vue universitaire, Le Parlement
des invisibles propose une analyse originale de la representation qui
devrait enrichir la reflexion de tous ceux qui ont a coeur l'avenir
de la democratie et qui s'interessent a la representation politique
dans les societes contemporaines. Quant a la collection Raconter la vie,
seul le temps nous dira si elle offrira des apercus originaux sur la
societe contemporaine tout en donnant vraiment une voix aux sans voix,
ce qui est beaucoup plus difficile a faire qu'a dire. Si cette
collection suscite de vrais questionnements en France, elle pourrait
peut-etre inspirer des initiatives similaires ailleurs dans la monde et
pourquoi pas au Canada, un pays pour le moins fragmente dont les
citoyens pourraient beneficier d'une telle plate-forme pour mieux
saisir le lien entre le "je" et le "nous" dans un
univers social et politique parfois difficile a saisir.
References
Rosanvallon, P. 1998. Le Peuple introuvable. Histoire de la
representation democratique en France. Paris: Gallimard.
Rosanvallon, P. 2011. La Societe des egaux. Paris: Editions du
Seuil.
Daniel Beland, University of Saskatchewan